dimanche 19 janvier 2014

Eddy Mitchell par Didier Varrod

Eddy Mitchell : Il faut rentrer maintenant... 

           
                                   Lors de sa dernière tournée en 2014 (© F. Coffrini AFP)

 
Référence : "Il faut rentrer maintenant... Eddy Mitchell", entretiens avec Didier Varrod, édition de La Martinière, 315 pages, couverture Thierry Le Goues, mars 2012, isbn 978-2-7324-5147-3
 
« "Il faut rentrer maintenant" », les derniers mots de son dernier concert. On le suit dans ses dialogues avec Didier Varrod qui l'interview comme on peut le suivre à travers ses chansons : "M'man", "La dernière séance", "60-62", et "Gènène"... jusqu'à ses adieux. Difficile pour lui de trouver son équilibre entre "Nashville" et "Belleville". [1] Et pas seulement la chanson, même si c'est son "trip", [2] mais les copains, le cinéma et ses meilleurs souvenirs, les folies de jeunesse, un humour à nul autre pareil et le temps qui passe : « une fenêtre ouverte sur un parcours atypique. »  

       

1- Toute la ville en parle
Comme l'écrit Didier Varrod, Eddy Mitchell voulait « réveiller la France du général de Gaulle... et mettait plus d'un neurone dans le rock'n'roll. » D'autant plus que sa place particulière dans la chanson lui permet de « s'octroyer la liberté de chanter et de penser en même temps. » Sa "traversée du désert", un certain désenchantement provoquent un retour sur lui-même, retour à sa jeunesse, ses racines comme le titre d'un de ses albums. 

    Eddy & Muriel avec son fils & sa femme

Au printemps 2010, Varrod le retrouve pour un film documentaire sur Eddy Mitchell, [3] avec pour l'occasion, retour au ciné Le Trianon à Romainville, le décor de "La dernière séance." Puis un bout de tournage chez lui à "Saint-Tropez", scènes de famille avec Muriel sa femme et sa fille Paméla. Il joue le jeu, "sans fard", trouvant la juste distance entre retenue et confidences. A l'aube de sa dernière séance, « J'voudrais pas m'sous estimer, mais mon temps est compté. J'veux pas finir comme un vinyle oublié » chante-t-il dans "J'suis vintage". 

                    
Eddy et sa fille Pamela                             Eddy et sa fille Maryline

2- Dernier concert
Je suis vintage
La barbichette, souvenir de la pièce "Le Temps des cerises", lui allait bien. Il l'a gardée. Un petit côté Hemingway, assure Muriel... Avec Stewart granger ou Gary Cooper pas question de rivaliser alors il se tourne vers Bill Haley, c'est plus dans ses cordes, et ce sera "Be bop a lula". Maintenant, il préfère décrocher avant de finir comme Sinatra. Ce sera Come back, « sur un tempo swing, léger, presque joyeux. »
 
Avec lui, pas de compliments : « Quand je ne dis rien, c'est que je suis content. J'ai du mal à extérioriser, dans les deux sens d'ailleurs. » [4] Aux autres de décoder ses états d'âme. Pendant les tournées, pas d'avant et d'après le concert, l'échange avec le public se fait pendant; question de pudeur. Nostalgie parfois, réminiscence d'un moment de plaisir mais certainement pas passéiste. Un sentimental rentré, quelques moments-clés cependant, inoubliables : devenir grand-père, surmonter son cancer... Il faut savoir tourner la page, vendre ses trophées aux enchères, même si on peut aussi regarder un bon vieux western ou écouter un bon Gene Vincent.

 
Alice/Chacun pour soi                    La fille du motel                    Personne au monde

L'esprit grande prairie
Ce Paris, ce 20ème arrondissement qu'il décrit dans son livre autobiographique "P'tit Claude" [5], c'est d'abord les nombreux cinémas qui le peuplaient alors, la violence des "blousons noirs", les guerres entre bandes rivales pour le contrôle du quartier. [6] L'important, c'était ses copains, la course aux fringues rock'n'roll; mais le quartier a tellement changé qu'il ne s'y reconnaît plus. C'est l'époque où, par la grâce de sa copine d'alors, il devient Schmoll. [7] Comme il possède un bon coup de crayon, entre les petits boulots qu'il exerce, il crée des BD, l'une de ses grandes passions avec la chanson et le cinoche. [8] En 1961, il s'établit chez ses beaux-parents à Noisy-le-sec puis à Monrfort-L'Amaury. 

      

3- Débuts et consécration
  
S'il n'en reste qu'un...
L'année 1955 avec le film "Graine de violence" et la chanson de Bill Haley "Roch around the clock" marquent pour lui, un tournant. Avec ses potes des 5 rock... et un culot monstre, ils auditionnent chez Barclay avec l'incontournable "Be bob a lula" [9] puis enregistrent leur premier 45 tours avec "Tu parles trop", le "You talk too much" de Jo Jones en janvier 1961.
 
Mais il prend déjà quelque distance avec ce milieu, SLC, Daniel Philipacchi, Franck Ténot, Albert Raisner, sympas mais bof... eux et le rock... quant aux producteurs, c'est pire que le "Lèche bottes blues". Curieux destin de chansons : "Daniela" qu'il chante pour faire plaisir à Jean Fernandez, "Toujours un coin qui me rappelle" qui est un four aux Etat-Unis et "S'il n'en reste qu'un", « un titre de fin d'album, » qui compteront parmi ses plus grands succès. De ses rencontres avec les rockers, deux dominent : Little Richard et Chuck Berry, doués tous les deux dans leur genre mais de curieux personnages qui le faisaient plutôt rire. Avec Eddy, chanter reste un acte naturel, pas question d'apprendre des techniques de chant, même avec la célèbre mlle Charlot, ou d'utiliser des outils comme les "ears", ces oreillettes pour mixer la voix.

             
Memphis Tennessee                                       Couleur menthe à l'eau

Rien qu'un seul mot
L’écriture de ses textes est venue peu à peu, avec les adaptations d’abord quand il constata la nullité des versions françaises, puis ses textes sur les musiques de Pierre Papadiamandis et plus rarement quelques autres musiciens. C’est dans l’actualité qu’il trouve ses thèmes, dans les médias où il retient « une expression, une idée, une situation. […] La chanson a souvent un côté très épidermique dans son inspiration. » comme dans sa chanson "J’aime les interdits", un regard, un don d’observation pour tirer de l’actualité un quelque chose d’intéressant, une posture symptomatique. [10]
 
Le texte se présente comme une petite histoire, « un mini scénario » précise-t-il, qui doit coller à la musique. L’interprétation tient à la façon dont la chanson est ensuite reçue. [11] Le récit doit être centré sur un générique –influence du cinéphile- « images arrêtées qui se succèdent avec pour chacun une action précise. » [12] Philippe Corcuff qui a écrit sur "la philosophie sauvage d’Eddy Mitchell", il connaît bien sûr mais il trouve que c’est trop "intello", trop sérieux pour lui. [13]

   
Daniela                             Eddy chante Chuck Berry     Et s'il n'en reste qu'un


La dernière séance
Eddy Mitchell a vraiment été élevé « au cinéma » dans les nombreuses salles de Belleville où son père qui travaillait de nuit l’emmenait parfois 2 fois par jour. Son préférence allait aux westerns qui montraient des héros entiers, pas de psychologie, une combinaison entre son et espace, couleurs et odeurs… Un cinéphile-né avec Gary Cooper, sa dégaine et son phrasé si particuliers, et Robert Mitchum, sa façon de jouer un ton en-dessous, ce qu’il nomme « l’underplaying. »
 
"La dernière séance" est née un jour de juillet 1980 de l’envie de revoir des vieux films disparus des écrans. Une idée avec un copain, de proposer films, actualités et bandes annonces. Comme à l’époque. Contre toute attente, ils obtiennent un franc succès. Puis la télé s’y est intéressée et ce fut alors une aventure qui dura 16 ans. Pour lui, un film est bon ou mauvais, le cinéma d’auteurs est une division artificielle et Les Cahiers du cinéma un repaire d’intellectuels. Il pense que le cinéma italien a bien réussi la synthèse entre auteur et dimension populaire. 
 
              

4- Grand écran, Sur la route 66

Grand écran
Pour lui, être acteur est d’abord se sentir en accord avec le personnage à interpréter. Après quelques apparitions sans grand intérêt, c’est le film "Le coup de torchon" qui l’a révélé mais il ne se considère pas comme un professionnel, incapable qu’il est de jouer Shakespeare par exemple. Un rôle, c’est un coup de cœur, le personnage façonnant l’identité de son jeu, un film est d’abord un réalisateur, Bertrand Tavervier pour "Coup de torchon", Lautner et Chatillez pour "Le bonheur est dans le pré". « Etienne et moi nous sentons assez proches parce que nous avons en commun un sens de la dérision qui s'applique un peu à tout, y compris à nous-mêmes. » Ce fut beaucoup plus compliqué dans "A mort l'arbitre" et "Ville à vendre", les 2 films qu'il fit avec Jean-Pierre Mocky.

Comme acteur, il se situe plutôt parmi les comiques, « mon registre est le comique... malgré les apparences de personnages plutôt ombrageux, voire taciturne. » (page 164) Malgré le succès de la pièce "Le temps des cerises", le théâtre n'est pas vraiment son truc. Après la chanson, il préfère jouer au cinéma et pense renouer avec la télévision et son ami Gérard Jourd'hui. [14]

   


Sur la route 66
Ah! Les États-Unis, son premier contact début 1960 avec le Texas et Dallas la ville western, les immeubles « qui ressemblaient à des vagues géantes. Une structure démente avec cet effet de mouvement dont j'avais la sensation qu'il était mobile. » [15] Et à New-York des amis très improbables comme Johnny Kirsch lié à la mafia ou Olivier Coquelin brasseur d'affaires hors pair. S'il aime le pays, il reconnaît « la mentalité réactionnaire de l'Amérique profonde. » Et son beau rêve s'évanouit, celui d'une pauvre baby doll.
 
La route 66 entre rock, rythm'n'blues et country, était un fantasme où « au bout du rêve, la magie s'achève. » [16] Après Bush, Obama, ouf ! mais « il suffit d'observer ce qui se passe socialement aux États-Unis pour immédiatement préférer vivre en France. » 



5-  Votez pour moi, On veut des légendes

Votez pour moi
Ce qu'il déplore le plus du temps de sa jeunesse, c'est le manque de liberté, l'information bâillonnée par le pouvoir gaulliste, les événements du métro Charonne occultés, « la guerre d'Algérie, guerre sordide, » circulez, y'a rien à voir. « Anti gaulliste total et convaincu, dit-il, avec un petit faible pour François Mitterrand. » Sceptique sur mai 68, il reconnaît que ce fut une avancée en matière sociale et de droits des femmes. Son « "cœur est à gauche" » même s'il se sent plutôt dépolitisé mais encore et toujours antimilitariste et anti calotin. Malgré tout, il aime bien son époque, les indignés par exemple, beaucoup moins la mondialisation et le rôle des banques.

                     

On veut des légendes
Avec Johnny Halliday, c'est une amitié qui vient de leur jeunesse, rencontre à 15 ans dans une surprise-partie, que rien n'a pu remettre en cause. Question de feeling, même s'ils sont très différents et même si l'on a longtemps voulu les opposer. La médiatisation et la promo, ce n'est pas non plus son truc et il a été très choqué par le harcèlement dont Johnny a été victime pendant ses ennuis de santé.
 
Quant à Claude François,il l'a connu comme un hyper actif ne tenant pas en place, maniaque de la perfection, ingérable à ses débuts. [17] S'il a côtoyé beaucoup des chanteurs de sa génération, c'est avec Jacques Dutronc qu'il a le plus d'atomes crochus. « Dutronc, c'est comme Johnny. C'est la famille. » Acteur, chanteur et grand déconneur, comme avec Coluche quand ils jouaient tous des deux « les andouilles dans "Cocoricoboy"
 
Selon Eddy, « il y avait Michel et Coluche et parfois, son personnage a cannibalisé tout le reste .» C’est d'abord le copain qu’il a suivi dans Les restos du cœur, même si Eddy n’aime pas beaucoup le "charity business". Même connivence avec Serge Gainsbourg, le bar du Lucetia qui lui a inspiré une chanson-hommage à son copain. 

                                   
Eddy en 1963                            Eddy et Johnny en 1977

6- On va dire que c’est moi
Sa relation à la publicité est simple : il est pour quand il a besoin d’argent. La pub, c’est pas sérieux mais content quand même d’avoir eu un prix pour le spot qu’il a créé pour "Haribo". Il se veut chanteur, un pro qui fait son boulot, ajoutant « j’aime la dérision, ne pas se prendre au sérieux, conserver une certaine distance, les gens qui ont de l’humour et le sens de la formule. [18] avec quelquefois un brin de provocation en guise d’ironie.
 
Il adore le Saint-Tropez historique où il passe beaucoup de temps dans sa maison à l’écart du village, « dominant le golfe dans la zone forestière. » Lui qui n’est pas vraiment "nature" se sent bien, détendu dans sa maison provençale. Muriel sa femme le verrait-elle avec les yeux de l’amour après 30 ans de mariage quand elle dit qu’il est facile à vivre en famille, tolérant et qu’il ne met jamais la pression sur son entourage. 

           
                                                          Comme quand j'étais môme

La maison est aussi le symbole de la vie de famille, valeur fondamentale pour lui, avec ses enfants [19] pour « se créer des souvenirs ensemble. » (page 287) En matière d’addiction, ce fut surtout le casino, entrer dans la tête de l’autre à travers le poker… mais a finalement été obligé de se faire interdire…
 
L’adieu à la scène, l’âge qui vient est d’abord une nostalgie de sa jeunesse. Il retient cette tendresse qu’il a reçue et qu’il donne à son tour aux siens, cette transmission qu’a été pour lui l'écriture de P’tit Claude. « Y’a pas d’mal à s’faire du bien » a-t-il chanté. Même s’il dit avoir « un caractère assez hermétique, » il reconnaît que la parole libère. Il pense qu’il est important de "figer les souvenirs", « sinon vous oubliez votre vie, ce précieux trésor qui vous a été offert, et par voie de conséquence, vous vous oubliez vous-mêmes. »
 
Didier Varrot rejoint Philippe Corcuff en évoquant de « dignes constats qui parlent mieux qu’un traité de sociologie de la France d’hier et d’aujourd’hui. » Cette fois, conclut-il, « je crois bien que "tout Eddy". »
 
     Eddy acteur (avec Miou-Miou)

Notes et références

  1. ↑ C'est sa mère qui lui fera connaître les chanteurs français des années 50, son côté Belleville, et son père le cinéma, côté "dernière séance". Il tiendrait son humour teinté d'ironie de son père et de son frère aîné trop tôt disparu
  2. ↑ « "A la musique sans qui la vie serait une erreur" » dit-il en épigraphe
  3. ↑ France 5, série Empreintes, diffusé en novembre 2010
  4. ↑ Voir interview page 28
  5. ↑ Voir ma fiche de présentation de son livre [1]
  6. ↑ Pour la description du quartier de Belleville, voir [2]
  7. ↑ Schmoll serait en fait une déformation de schmok, connard en argot yiddish
  8. ↑ Il a d'ailleurs une belle collection dont il est assez fier
  9. ↑ En fait, il chante 4 titres : be bop a lula, Baby blue, Tant pis pour toi et Running bear
  10. ↑ Comme dans la filiation existant entre "La fille couleur menthe à l’eau" et "La fille du motel"
  11. ↑ Comme sa chanson "Société anonyme" dont il n’est d’ailleurs pas l’auteur
  12. ↑ Voir par exemple sa chanson "Il ne rentre pas ce soir" (page 113)
  13. ↑ Voir pages 114-115
  14. ↑ Après avoir joué dans la série sur Maupassant
  15. ↑ Voir sa description et ses impressions page 176
  16. ↑ « Route légendaire Croisée des mystères / Mais maintenant sans vie / Dans l'oubli Au bout du rêve / La magie s'achève. » (Sur la route 66)
  17. ↑ Pour les anecdotes sur Claude François, voir pages 22è à 232
  18. ↑ Il a créé avec Bertrand Tavernier, Pierre Lescure et Gérard Jourd’hui l’association La Mauvaise foi évidente (MFE)
  19. ↑ Ses enfants Eddy, Marilyn et Paméla ainsi que son petit-fils

7- Voir aussi
Extraits de son autobiographie  --  Avec Eddy, pas de langue de bois --
Discographie d'Eddy Mitchell --

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<< Ch. Broussas, Eddy/varrot04/01/2014 © • cjb • © >
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