<<<<<<< Voir aussi Eddy Mitchell par Varrod >>>>>>>
Un essai sur Eddy Mitchell peut paraître surprenant, une certaine idée de la philosophie qui sort de son ghetto, se fait populaire au sens où l’entend le philosophe Michel Onfray, le docte professeur descendant de sa chaire pour fonder l’université populaire de Caen et prôner une physiologie du goût pour mieux goûter à la philosophie. Le chanteur qu'on connaît, encore moins le 'fan' de cinéma -on n'a pas oublié sa Dernière séance- qui a parfois fait l'acteur avec bonheur laisse ici la place à l'auteur, celui qui a écrit la plupart de ses textes depuis de nombreuses années... avec la complicité de son ami, complice et compositeur Pierre Papadiamandis.
Question centrale : quelles sont les grandes tendances qui se sont dégagées depuis au moins une trentaine d'années de textes qu'il a écrits, même et d'autant plus, s'il n'a pas eu en les écrivant, vraiment conscience des convergences qu'ils recèlent.
En voici quelques exemples qui, je l'espère, vous paraîtront symptomatiques du Schmoll... et vous intéresseront. [1]
1- La thérapie par le rock
Le goût d’écrire lui est d’abord venu de son rejet des textes simplistes qu’on lui proposait pour chanter les succès des pionniers du rock qu’il interpréta longtemps en exaltant leur souvenir dans L’Épopée du rock où il confesse que "le rock est notre vice", reprenant les classiques de Chuck Berry avant de rencontrer plus tard Le fils de Jerry Lee Lewis. Ce n’est de sa part posture médiatique quand il proclame J’suis un rocker, c’est une façon de voir la vie, une métaphore sur l’expression de sa réalité quand il évoque sa jeunesse à travers Et la voix d’Elvis, qu’il fustige « les barbus sans barbe », tous les textes à l’eau de rose qui l’indisposent. Lui revendique son parcours, sa révolte, une certaine marginalité, « i je vous déplais, Fallait pas m’inviter », quitte à « rêver de faux paradis » chante-t-il dans Le monde est trop petit.
2- Eddy Mitchell sociologue ?
Un demi siècle de chansons, quelque 35 ans qu'il écrit ses textes -"50 ans derrière moi", précise-t-il dans Come back, chanson tirée de son dernier album en 2010, sacrée longévité pour tenter d'en dégager quelques perspectives, tant il est vrai que, de ses chansons qu'il a façonnées année après année, se dégage des tendances, quelques traits incertains, une signature comme une altérité incomparable. C'est tout à la fois une manière de voir la vie façonnée par son expérience, un regard aiguisé sur son époque et sur le monde, sans épistémologie ni théorie superflue. Une schmollophilie à nulle autre pareille. Une ligne de conduite qui affleure au détour d'un quatrain ou de quelques vers, qui se dégage de la gangue multiforme des mots et des phrases patiemment ourlées qu'il parvient après beaucoup d'efforts à coucher sur le papier.
Depuis la séparation d'avec Les Chaussettes noires, le rocker-crooner Eddy Mitchell a signé de nombreux textes qui ont souvent en commun de relier les inquiétudes de la vie quotidienne au regard qu'il porte sur le monde en général. Des chansons rock ou d'amour de ses débuts, où il voulait simplement plaquer un texte, où la musique l'emportait largement sur le texte, il est passé à des textes plus personnels qui font justement que ses chansons lui ressemblent.
Eddy Mitchell en 2011
3- L'univers d'Eddy Mitchell
D'abord, son côté 'coq gaulois' -comme le cinéma préféré de sa jeunesse, le Cocorico-, l'orgueilleux qui ne lâche rien, genre s'il n'en reste qu'un, je serai celui là, même s'il faut être seul sur son chemin et clamer je ne me retournerai pas, un homme qui n'avait pas signé de contrat. Rester fidèle aux amis, à son passé, et d'abord à lui-même. Au détour des textes, on y rencontre beaucoup de nostalgie, rançon de la fidélité qui transparaît dans Au-delà de mes rêves ou Alice et son pays aux merveilles et qui éclate dans Et la voix d'Elvis ou dans La dernière séance. Identification. Moi aussi, j'ai connu le temps des cinémas de quartier disparaissant les uns après les autres, pans de mémoire qui s'effondrent, le Magic devenu un garage ou le Richerand transformé en supermarché, et d'autres pulvérisés par des bulldozers. Un vieux pleure dans son coin; son cinéma est fermé. Nostalgie de fin d'époque.
Déjà perce la nostalgie en 1965 dans ses premiers textes à forte connotation autobiographique dan son album Du rock 'n' roll au rhythm 'n' blues avec J'avais 2 amis, l'histoire de deux pionniers du rock Eddy Cochrane et Buddy Holly disparus tragiquement et surtout La photo des jours heureux, au titre évocateur sur un souvenir de sa prime jeunesse quand son père lui donnait le goût du cinéma en l'emmenant dans les cinémas de son quartier et la disparition progressive du monde de son enfance. Écartèlement qu'on retrouve dans le titre Nashville ou Belleville dans lequel il évoque sa mère cette fois-ci, avant de lui rendre hommage beaucoup plus tard dans sa chanson M'man.
Eddy et Johnny en 2010
4- Un scepticisme nostalgique
Entre passé nostalgique et futur nébuleux, la route étroite, que ce soit celle du prisonnier de La route de Memphis ou le long de la mythique Route 66, mène forcément à un présent dominé par une réalité qui ne lui plaît pas toujours, sur laquelle il est souvent fort critique, prenant un ait bougon, poussant un 'coup de gueule' ou jouant d'une ironie mordante, pas forcément facile à décoder. Il recourt alors volontiers à l'humour par exemple pour dénoncer la télévision et ses Reality show ou les compromissions, ceux qui s'arrangent trop facilement avec leur conscience dans Lèche botte blues. Ce blues, il choisit le rêve pour la dominer, même si ce n'est qu'un jeu de miroir comme dans la petite fille de Pauvre Baby Doll qui sait très bien à quoi s'en tenir, trop jeune pour s'enfuir. Il s'exprime aussi à travers ces vies de femmes prisonnières de la réalité, qui s'en évadent en se projetant dans les sunlights d'Hollywwood pour La fille couleur menthe à l'eau ou en se glissant toutes les nuits dans La peau d'une autre "faisant semblant de rêver, de peur de se réveiller".
5- Le blues du néolibéralisme
Derrière cette formule de Philippe Corcuff, on trouve la méfiance d’un Eddy Mitchell envers une économie libérale qui lui déplaît comme l’un de ses symboles Golden boy en 1999 qui a « des pensées banales, enrichissantes certes mais vénales … Golden boy j’suis dans les affaires, j’cottoie les grands de cette terre. » Dans cette autre chanson de la même année, Mauvaise option, il laisse transparaître son pessimisme dans ces années de crise économique, écrivant que « personne ne sera épargné, les jeunes loups d’la finance font pas dans la romance », ironisant sur une société idéale où il n’y a « surtout pas d’employés. »
Déjà dès 1966, il décrivait une Société anonyme tentaculaire et aliénante et le spectre du chômage qui frappe aussi ce cadre supérieur tellement traumatisé que Il ne rentre pas ce soir, jeté comme un objet désormais inutile. Dans ce dilemme entre l’entreprise qui opprime et la désocialisation par le chômage, il ne voit guère d’échappatoire.
La crise obscurcit l’avenir, on se heurte à des Sens uniques' quand « on balade notre vie dans un sens unique », lui d’individualiste qui n’apprécie guère les troupeaux, même si, chante-t-il, « Je ne suis pas un géant ». Il reste perplexe sur l’évolution de la société comme sur la nature humaine. « Quand le bon dieu a créé l’homme il s’est surestimé » clame-t-il dans Les Tuniques bleues et les indiens, « si t’es à son image… c’est navrant. Il doit être moche, dehors… dedans. » Un mal de vivre, un malaise qu’il cultive dans une chanson au titre à la fois curieux et symptomatique J’me sens mieux quand j’me sens mal en 1993. Spleen des relations amoureuses aussi dans D.I.V.O.R.C.E en 1979 au titre évocateur ou dans Destination terre en 1999 où il se demande « pourquoi les gens qui s’aiment, aiment s’faire du mal. »
Son amertume s’exerce d’abord sur la nature humaine qui ne lui inspire guère confiance. Il le constate sans fard dans Les tuniques bleues et les indiens « j’ai pas confiance en l’être humain, c’est pas d’aujourd’hui, ça remonte, ça vient de très loin. » Elle prend aussi racine dans l’idée que les choses se délitent, que la légendaire Route 66 par exemple « maintenant sans vie, dans l’oubli, au bout du rêve, la magie s’achève sur la route 66. » Mais ce recours au passé est aussi celui des images de son enfance, comme celle de « ice cream et sweet home » dans la chanson Comme quand j’étais môme.
Espoir quand même, envers et contre tout, quand rêve et réalité se confondent, le rêve pouvant être la réalité du lendemain, quand « il y a bien une Californie quelque part où aller. » Espoir même quand, dans les petits matins blêmes, « le dentifrice ne mousse pas », qu’il reste cependant dans son cocon avec sa petite amie et que « les marteaux-piqueurs les accompagnent » comme il chante dans C’est la vie, mon chéri.
6- Entre rêve et réalité
L'avenir est ainsi marqué par le rêve, l'utopie d'un ailleurs qui est surtout dans la tête de ses personnages, à travers les mini scénarios qu'il écrit pour nous raconter une histoire. Dans son analyse de la 'mystique schmollienne', Philippe Corcuff cite le philosophe Jacques Rancière qui veut concilier rêve et réalité en n dénominateur commun qui ferait émerger une réalité dans la dimension fictionnelle et fantasmatique. L'imaginaire serait ainsi un moteur indissociable de l'action, une pulsion nécessaire pour aller Décrocher des étoiles, même si sa chanson se charge de nostalgie quand il constate que "tout d'vient trop sage, les rêves n'ont plus d'repaires." Se réfugier dans son univers mental est encore le meilleur moyen d'échapper au miroir aux alouettes de la société libérale et consumériste quand, pour Surmonter la crise, il suffit de "faire chauffer la carte bleue".
Le temps d'un bilan semble venu dans Come Back quand il il chante Je suis vintage "une rareté, comme un vinyle oublié", se souvient du temps de ses Colonies de vacances, pas seulement le reflet d'une "douce France" mais aussi d'autres vacances pour "les enfants des riches... faut pas rêver", quand aussi Ça ressemble à du blues avec ses "SDF dans le RER... partout où est l'homme, Dieu n'y est pour personne". Il exprime toujours cette nostalgie mais teintée de romantisme, moins pessimiste, qui prend le temps de goûter aux petites joies de la vie dans Laisse le bon temps couler, "si c'est un jour de pluie, je m'invente un vrai paradis" car, revenant au classique, il nous supplie, surtout si c'est difficile de Garder l'esprit rock'n'roll, lui qui malgré tout voudrait encore Avoir 16 ans aujourd'hui.
7- Infos complémentaires
Autres fiches à consulter
Vous pouvez aussi consulter mes fiches sur les principaux ouvrages d'Eddy Mitchell ou qui lui sont consacrés aux adresses suivantes :
- Son roman autobiographique P'tit Claude
- Ses chansons en bande dessinée Les chansons de Mr.Eddy
- La biographie d'Alain Dugrand moi M'sieur Eddy et moi
- Au temps des Chaussettes noires 100% rock
- Album biographique de Jean-Marc Thévenet
Bibliographie
- "Eddy Mitchell, dernière séance", Eddy Mitchell et Tony Frank, Eddy Mitchell, Tony Frank, éditions Epa Eds, 26 octobre 2011, ISBN 2851200976 (existe aussi en CD album 2 volumes)
- "La Brèche numérique", Le roman noir
- Philippe Corcuff, "Les désillusions excluent-elles le rêve? Le blues d'Eddy Mitchell", in La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2002, pp.107-116
- Philippe Corcuff, "Le cimetière des éléphants - La philosophie sauvage d'Eddy Mitchell", Cités - Philosophie Politique Histoire (Presses Universitaires de France), n°19, 2004
- Parole et morale :Jacques Rancière, [1]
Eddy et sa femme en 2011
Liste des titres référencés
- Album Du rock 'n' roll au rhythm 'n' blues en 1965 : J'avais 2 amis, La photo des jours heureux
- Album Perspective 66 : S'il n'en reste qu'un
- Album Seul en 1966 : Seul, Société anonyme
- Album De Londres à Memphis en 1967 : Au-delà de mes rêves, Alice, Je ne me retournerai pas, Je n'avais pas signé de contrat
- Album Rocking in Nashville en 1974 : Je ne deviendrai jamais une superstar
- Album Sur la route de Memphis en 1976 : Sur la route de Memphis, La fille du motel, Je suis parti de rien pour arriver à pas grand chose
- Album La Dernière Séance en 1977 : La Dernière Séance, Et la voix d'Elvis, Sens unique
- Album Après minuit en 1978 : Il ne rentre pas ce soir, Je ne suis pas un géant
- Album C'est bien fait en 1979 : L'important c'est d'aimer bien sa maman
- Album Happy Birthday en 1980 : Happy Birthday, Couleur menthe à l'eau, J'vous dérange, Faut pas avoir le blues
- Album Racines en 1984 : Comme quand j'étais môme, Nashville ou Belleville
- Album Mitchell en 1987 : La peau d'une autre, J'ai le bonjour du blues, 60/62, M'man, Le fils de Jerry Lee Lewis
- Album Ici Londres en 1989 : Lèche-bottes blues
- Album Rio Grande en 1993 : J'me sens mieux quand j'me sens mal, 18 ans demain
- Album Mr. Eddy en 1996 : Un portrait de Norman Rockwell, Les tuniques bleues et les indiens, Qu'est-ce qu'on allume, qu'on n'regarde pas
- Album Les Nouvelles Aventures d'Eddy Mitchell en 1999 : J'ai des goûts simples, Golden boy, J'aime pas les gens heureux, Décrocher les étoiles
- Album Frenchy en 2003 : J'aime les interdits, Sur la Route 66, Je chante pour ceux qui ont le blues
- Album Jambalaya en 2006 : On veut des légendes
- Album Comeback en 2000 : Avoir 16 ans aujourd'hui, Laisse le bon temps rouler, Je suis vintage, Mes colonies de vacances, Come back
- ↑ Voir dans cette logique l'excellente analyse de Philippe Corcuff parue dans la revue Cités - "Philosophie Politique Histoire" (Presses Universitaires de France), n° 19 : Que dit la chanson ? , 2004, pp.93-102 ; sous le titre Le cimetière des éléphants - La philosophie sauvage d'Eddy Mitchell.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire